Résumé:
Bien qu’au Maghreb, et plus largement en Afrique, l’infertilité soit source de stigmatisation et de souffrances sociales et individuelles, nombreux sont les pays du continent encore dépourvus de cliniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) et de professionnel∙les de santé formé∙es en médecine de la reproduction. Cette situation s’explique par les coûts élevés des technologies utilisées, le manque de formation spécialisée et l’absence de politiques nationales et internationales visant à soutenir les couples infertiles en Afrique. Depuis quelques années, la Tunisie émerge comme un hub régional des soins reproductifs au Maghreb, et plus largement en Afrique francophone. Les services d’AMP y occupent une position commerciale stratégique dans la région, donnant cours à une pluralité de nouvelles mobilités reproductives. Les chercheures ont ainsi collecté les différents récits des couples infertiles se croisant au sein d’un centre d’AMP privé à Tunis. Dans cet article, nous exposerons les récits des couples en provenance des pays voisins à la Tunisie (Libye, Algérie), de l’Afrique sub-saharienne ainsi que les Tunisiens résidents à l’étranger (TRE) en provenance des différents pays d’émigration (Europe, Pays du Golfe). Les observations menées au sein du centre de fertilité, les échanges avec le personnel médical ainsi qu’avec les équipes de direction et de communication permettent d’appréhender les itinéraires reproductifs vers la Tunisie. L’article examine la problématique de l’infertilité au Maghreb, l’évolution des services privés d’AMP en Tunisie et la dimension de l’intimité au travers des enjeux, des stigmates et des normes genrées qui caractérisent les pratiques médicales dans ce domaine. Nos recherches démontrent notamment la persistance de certaines normes qui s’inscrivent dans un régime de genre plus ancien dans lequel les femmes sont les seules responsables de l’infertilité. Nous nous penchons également sur les paysages reproductifs au Maghreb, en nous intéressant à la fois aux itinéraires reproductifs et à la condition des couples infertiles rencontrés, en passant par les espaces dématérialisés (internet). Dans le domaine de la santé en général comme dans celui de l’infertilité en particulier, les espaces virtuels et l’existence de ces communautés en ligne revêtent un rôle prépondérant. Ils permettent en outre de préserver l’intimité et l’anonymat puisque les internautes touché∙es par l’infertilité peuvent échanger sur leurs expériences et exprimer leurs souffrances sans peur d’être stigmatisé∙es. La surreprésentation des femmes sur ces plateformes numériques est significative des normes genrées qui continuent à dominer la procréation dans les pays du Maghreb comme ailleurs. Tissés et articulés par les couples infertiles maghrébins et ouest africains rencontrés, les paysages reproductifs transnationaux analysés offrent une perspective originale pour aborder l’intime au Maghreb. Dans le contexte de l’AMP, l’intime se définit à la fois à travers les relations au sein du couple, des rapports avec la famille et les proches ; et d’autre part, dans la relation thérapeutique avec le personnel médical. Les itinéraires reproductifs empruntés invitent à décentrer le regard et à se focaliser sur d’autres types d’espaces de circulations depuis le Maghreb jusqu’à la rive sud du Sahara et même au-delà (pays européens et du Golfe où sont installés les TRE) ; à spatialiser les récits de couples en mouvement tout en se saisissant des transformations sociales mondialisées qu’elles caractérisent (biomobilités, bioéconomies, biotechnologies) ; et à appréhender le caractère sensible de ces récits qui portent une très forte charge émotionnelle. La matérialité des itinéraires reproductifs déployés (structures médicales, technologies, moyens de transports et de communications, etc.) s’entremêle à d’autres aspects immatériels intimement liés à la dimension affective du désir de procréer et de la souffrance morale et sociale face à son impossibilité. La stigmatisation sociale liée au recours à l’AMP cause l’invisibilisation de ces trajectoires transnationales. En conclusion, nos recherches ouvrent des chantiers concernant les nouvelles mobilités transnationales en santé reproductive ainsi que leurs implications morales, sociales, familiales et émotionnelles.
Texte intégral
L’infertilité, considérée comme un problème de santé publique par l’Organisation mondiale de la Santé, se définit par l’impossibilité d’aboutir à une grossesse après douze mois ou plus de rapports sexuels réguliers non protégés (OMS, 2020). L’assistance médicale à la procréation (AMP), connue également comme médecine de la reproduction ou procréation médicalement assistée, se réfère aux techniques médicales utilisées pour pallier des difficultés à concevoir, mais sans nécessairement traiter la cause de l’infertilité (INSERM, 2023). Parmi les principales techniques utilisées existent l’insémination artificielle intra-utérine avec sperme du conjoint (IAC), la fécondation in vitro (FIV), l’injection intracytoplasmique de spermatozoïde (ICSI) et le don (gamètes, ovocytes). Introduites dès les années 1980 dans quelques pays africains, les techniques d’assistance médicale à la procréation ne se sont répandues qu’au courant des années 2000. Aujourd’hui, quinze pays africains seulement (sur un total de 54) possèdent des centres de procréation médicalement assistée enregistrés auprès du Réseau et registre africain pour la procréation médicalement assistée (Moll et al., 2022).
2Dans cet article, nous examinons les itinéraires reproductifs déployés au Maghreb, depuis le pays de départ jusqu’aux centres de fertilité tunisiens, en passant par les espaces dématérialisés (internet). Nous visons à documenter les aspects significatifs qui poussent les couples infertiles d’origine maghrébine et ouest-africaine à recourir à l’AMP en Tunisie. Dans des contextes socioculturels où l’infertilité demeure encore largement taboue (Inhorn, 2004a, 2004b ; Charmillot, Bonnet et Duchesne, 2014), nous nous intéressons à saisir la condition des couples infertiles enquêtés vis-à-vis des stigmates et de normes sociales genrées. L’objectif est d’explorer ce que la notion d’intime recouvre dans le cadre de l’AMP dans la région maghrébine. Notons que l’intime n’a pas une définition universelle et stable, la notion se réfère à un espace à géométrie variable qui nécessite d’être appréhendé dans des contextes sociohistoriques propres. L’intime découle d’instances sociales qui délimitent des gestes, des mots, des attitudes. Ces dernières conditionnent dès lors ce qui doit être gardé secret, car, exposés au regard de la communauté, ils seraient passibles de sanctions (Lovell, 2007). Autrement dit, l’intimité implique « une sphère où les paroles et les actes n’ont pas de conséquences sociales » (Laé, 2003, p. 141).
3Nombreux sont les pays africains aujourd’hui encore dépourvus de professionnel∙les de santé formé∙es en médecine de la reproduction. Une situation qui s’explique par les coûts élevés des technologies utilisées, le manque de formation spécialisée dans les universités et l’absence de politiques nationales et internationales visant à soutenir les couples infertiles (Nachtigall, 2006 ; Inhorn, 2009 ; Bonnet et Duchesne, 2016 ; Simon, 2016 ; Gerrits, 2018). Outre des inégalités d’ordre (macro-)structurel, d’autres facteurs apparaissent à l’instar de réglementations restrictives limitant l’accès à certaines technologies et le manque de confiance à l’égard des structures de santé. En Afrique du Nord, et plus largement sur l’ensemble du continent africain, l’infertilité est également source de stigmatisations, de souffrances sociales et individuelles. Cette situation se traduit par l’invisibilisation du problème de santé dans la sphère publique comme privée, le recours à l’AMP est par conséquent gardé secret par les couples infertiles (Inhorn, 2004a, 2004b ; Charmillot, Bonnet et Duchesne, 2014). Le désintérêt de beaucoup d’États africains de reconnaître l’infertilité comme un enjeu de santé publique couplé au tabou que cristallise l’AMP limitent donc les débats dans l’espace public.
Pour toutes les raisons susmentionnées, beaucoup de couples infertiles sont contraints de se déplacer d’un pays à un autre pour procréer. Ces mobilités, qualifiées de « voyages reproductifs » (Moll et al., 2022), se réalisent au sein des États, de l’autre côté d’une frontière, dans la région, sur le continent, voire parfois jusqu’en Europe, en Amérique ou ailleurs. Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique et s’est largement globalisé : les mobilités reproductives s’observent dans toutes les régions du monde2. De fait, les couples infertiles participent aujourd’hui pleinement aux « paysages reproductifs mondialisés », terme français utilisé pour traduire la contraction des concepts de medicoscapes et de reproscape (Inhorn et Shrivastav, 2010 ; Hörbst et Wolf, 2014). Structurés par des logiques néolibérales et des marchés globaux, ces paysages reproductifs mondialisés entremêlent des circulations complexes (personnes, savoir-faire, technologies, finances, médias, idées, gamètes, etc.) qui s’agencent dans des espaces d’échanges à échelles variables (transfrontaliers, [intra/inter/macro]-régionaux, transnationaux, etc.).
5La première partie de cet article revient sur le contexte des terrains d’enquêtes menés et des réflexions méthodologiques relatives à la spécificité du sujet d’étude y sont développées. Dans un second temps, nous abordons la dimension de l’intimité au travers des enjeux, des stigmates et des normes genrées qui caractérisent les pratiques de l’AMP. Dans un troisième temps, nous nous penchons sur les « paysages reproductifs » au Maghreb en nous intéressant à la fois aux itinéraires reproductifs et à la condition des couples infertiles rencontrés. Enfin, nous montrons que, comme dans d’autres contextes, les réseaux sociaux et plus largement internet jouent désormais un rôle crucial en termes d’échanges d’informations, de suivi médical à distance et dans l’émergence de nouveaux espaces de sociabilités anonymes en ligne.
Les centres d’AMP en Tunisie : quelques réflexions méthodologiques
Cet article mobilise le matériel récolté pour la recherche pilote Cross-Border Reproductive Care in the Maghreb (CBRC) : an emerging reproscape?3 qui ambitionnait de documenter les mobilités reproductives des couples infertiles maghrébins et ouest-africains recourant aux services privés d’AMP en Tunisie. Betty Rouland, co-coordinatrice du projet, a conduit des entretiens auprès de différents acteurs du secteur privé de santé tunisien (médecins gynécologues-obstétriciens, sages-femmes, direction et actionnaires de cliniques privées) ainsi qu’auprès d’intermédiaires (sociétés de tourisme médical ou d’évacuation sanitaire) dans les villes de Sfax et de Tunis (février 2019 – avril 2021). Dans un centre de fertilité privé tunisois, elle a effectué de l’observation participante dans le bureau de la sage-femme où cette dernière reçoit les patient∙es pour constituer les dossiers médicaux et documenter le parcours d’AMP (type d’infertilité, causes d’infertilité, méthodes et nombre de tentatives d’AMP réalisées). La chercheure a assisté aux consultations avec des patientèles d’origine maghrébine (Algérie, Libye, Tunisie) et ouest-africaine (Mali, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Cameroun, Sénégal, Guinée). Dans le contexte pandémique du Covid-19, elle a mené une étude exploratoire d’ethnographie « en ligne » au sein de l’équipe en charge de la stratégie de développement, d’innovation et de communication de la clinique. La démarche consiste à suivre les échanges entre l’employée et les patient∙es qui prennent contact avec la clinique via les réseaux sociaux (p. ex. : demandes de devis sur les coûts, formalités administratives, renseignements médicaux, etc.).
Co-coordinatrice du projet, entre janvier et février 2019, Irene Maffi a mené des entretiens avec des gynécologues-obstétricien·nes à Tunis et à Sfax ainsi que participé à des réunions de staff d’un centre d’AMP à Tunis. Elle a en outre réalisé une semaine d’observation participante dans un centre d’AMP à Tunis, assistant aux consultations avec les couples infertiles, discutant avec certains d’entre eux dans les chambres après l’implantation des embryons ou après un contrôle dans le cadre de leur suivi médical. Elle a, de plus, pu avoir plusieurs discussions informelles avec des professionnel∙les de santé du centre
Carole Wenger dans le cadre du projet Migration, Transnationalism, and Social Protection in (post-)Crisis Europe (MiTSoPro)5, s’est quant à elle intéressée aux couples de Tunisien·nes résident·es à l’étranger (TRE) qui choisissent d’effectuer leur parcours d’AMP en Tunisie plutôt que dans leur pays de résidence. Elle a effectué deux séjours de recherche en Tunisie pendant le printemps et l’été 2019 et 2021 (période de l’année où les TRE rentrent massivement en Tunisie) au sein d’une clinique de fertilité à Tunis et d’un cabinet de gynécologie spécialisé en fertilité. Elle a mené des observations en salle d’attente et dans les espaces d’accueil de la clinique, en suivant aussi des interactions informelles entre le personnel de la clinique et les couples. En outre, elle a conduit des entretiens avec des gynécologues-obstétriciens, des sages-femmes, des couples de TRE et avec les représentants des différentes directions de la clinique. La majorité des couples étaient constitués de TRE appartenant à la première génération, ayant émigré depuis moins de quinze ans.
9Pour les chercheures, se mouvoir dans les centres d’AMP demande une méthodologie adaptée, avec le souci de préserver l’intimité des couples infertiles. La collecte de données sur des sujets aussi sensibles exige en effet de la part du/de la chercheur∙e le respect d’un « pacte moral » ethnographique (Fassin, 2008) tandis que des « politiques de patronage » (Inhorn, 2004a) facilitent l’accès aux données et aux couples dans le centre de fertilité. Un passage par la direction de la clinique et par les responsables du centre de fertilité a, d’une part, permis d’accéder au terrain, mais aussi, d’autre part, d’établir une relation de confiance entre le personnel de l’hôpital privé, les couples infertiles et les chercheures. Nous nous sommes donc retrouvées à pratiquer une « ethnographie de l’intimité » (intimate ethnography) dans la mesure où nous avons été prises dans des relations sociales caractérisées par un lien de proximité physique et/ou émotionnelle fort impliquant les sphères du corps, de la sexualité et du soin (Waterstone et Rylko-Bauer, 2006 ; Constable, 2009). Les moments d’échange entre les patient∙es et les chercheures se font dans des configurations spatio-temporelles spécifiques au terrain d’enquête lors de l’attente d’un rendez-vous, d’un diagnostic, d’une information, etc. Le langage non verbal, les pleurs et les silences, font donc partie intégrante du récit biographique symptomatique de l’expérience émotionnelle vécue par les patient∙es qui recourent à l’AMP. Pour les chercheures, le temps de l’entretien, la chambre à la clinique ou la salle de consultation, implique d’entrer temporairement dans l’intimité du couple et offre à ce dernier un espace d’expression.
L’AMP au Maghreb : cadrages et évolutions
10Évaluer de manière fiable le nombre de couples infertiles recourant à l’AMP au Maghreb, et plus largement en Afrique, demeure aujourd’hui très difficile (voire impossible). À ce titre, l’écart des données publiées par l’OMS témoigne d’une ignorance généralisée avec des estimations qui oscillent entre 48 millions de couples et 186 millions de personnes touchées par l’infertilité dans le monde (OMS, 2020). De même, les études sur l’infertilité dans la région maghrébine sont rares ou limitées aux cas d’une structure médicale spécifique (p. ex. : Frikh et al., 2021, au Maroc). Si les données permettant de mesurer le phénomène font défaut, force est néanmoins de constater que l’industrie de l’AMP s’est fortement développée au cours des années 2000. Parmi les « niches » lucratives des services privés de santé en Tunisie (Rouland, 2022), le développement de l’AMP a été impulsé grâce à des logiques corporatistes facilitées par la présence de groupes de professionnel∙les de santé formé∙es le plus souvent en Europe, à la privatisation galopante du secteur médical (au détriment du système public de santé) ainsi qu’à l’importance sociale attribuée à la procréation.
En termes d’infrastructures, la Tunisie dispose aujourd’hui d’une douzaine de centres privés de fertilité (concentrés dans les villes littorales du nord-est et centre-est : Tunis, Sfax, Sousse, Nabeul, Ben Arous6), et de trois structures publiques ; tandis que des demandes d’ouverture de nouveaux centres (publics et privés) déposées auprès du ministère de la Santé sont en cours. En Algérie, il existe dix-huit établissements d’AMP qui sont très majoritairement privés (Benayache, 2019) et l’on comptabilise également un peu moins d’une vingtaine de structures d’AMP au Maroc même si cette donnée évolue en permanence (Gruénais, à paraître ; Dyer et al., 2020). La Libye aussi possède officiellement des cliniques d’AMP, bien que le contexte d’insécurité sociale et militaire et l’éclatement de l’ordre politique et économique existant avant 2011 limitent l’accès à ces centres (Rouland et Jarraya, 2020).
12Il n’est pas inutile de rappeler que les autorités religieuses islamiques des différents pays arabes ont bien accueilli les technologies d’AMP, tout en établissant certaines limites à leur utilisation (Inhorn, 2003 ; Clarke, 2009 ; Aouij-Mrad, 2010 ; Dabbou Ben Ayed, 2010 ; Inhorn et Tremayne, 2012 ; Fortier, 2013). En Tunisie, les technologies d’AMP furent d’abord introduites dans le secteur privé et, avec quelques années d’écart, dans le secteur public où seuls deux centres ont été créés au cours des années 1990 en Tunisie (Maffi, à paraître). En 2001, soit une décennie plus tard, une loi réglementant les pratiques d’AMP fut promulguée en Tunisie. Si le pays est l’un des premiers États arabes à donner un cadre juridico-légal à l’utilisation des techniques d’AMP (2005 en Algérie, 2019 au Maroc), la législation limite strictement son accès aux couples hétérosexuels mariés et interdit le don (gamètes, ovocytes). Dans un contexte de logiques de lignage fortement respectées, la loi répond aux normes islamiques de la famille et de la sexualité (ibid). Quant à l’aspect médical, les médecins pionniers de l’AMP en Tunisie ont fait appel aux équipes françaises au sein desquelles ils s’étaient spécialisés pour créer des centres de fertilité répondant aux normes sanitaires en vigueur en Europe, malgré l’absence d’une agence de contrôle locale qui ne fut instituée qu’en 2001.
13Dans ses recherches menées à Dubaï, l’anthropologue Marcia Inhorn montre comment la ville est devenue une des principales destinations pour recourir à l’AMP et un hub transnational en termes de stockage de gamètes (banques de sperme) conceptualisé comme un « reprohub » (Inhorn, 2015). Au Maghreb, et plus largement en Afrique francophone, la Tunisie émerge comme un hub régional des soins reproductifs (Rouland, 2022). Les services privés d’AMP tunisiens occupent aujourd’hui une position commerciale stratégique dans la région et exercent une attractivité croissante auprès des patientèles maghrébines (Algérie, Libye, Mauritanie) et d’Afrique francophone (région ouest-africaine), sans oublier les régions où sont installés les TRE (Europe, pays du Golfe). Grâce aux initiatives de médecins actionnaires dans des cliniques privées, secteur en forte expansion depuis les années 1980, les techniques d’AMP ont été mises à disposition des couples tant tunisiens que maghrébins voire ouest-africains et appartenant à la diaspora maghrébine installée en Europe et dans les pays du Golfe. Dès les années 1990, ce sont les couples libyens et algériens qui ont commencé à faire des voyages reproductifs vers la Tunisie. Si en Algérie l’offre d’AMP s’est développée en même temps qu’en Tunisie, la décennie noire avait tout arrêté (Benayache, 2019). En Libye, les centres qui existaient avant 2011 semblent avoir offert des services de moins bonne qualité qu’en Tunisie, comme plusieurs médecins tunisiens rencontrés lors de nos recherches l’ont affirmé. Enfin, depuis cinq ans, les couples infertiles francophones en provenance de l’Afrique de l’Ouest ont eux aussi commencé à se rendre en Tunisie pour avoir recours à l’AMP (Rouland, 2022).
14Il est important de rappeler que, si ces mobilités reproductives sont symptomatiques de circulations transnationales invisibilisées dans la région, ces dernières ont été facilitées par des accords de libre circulation au Maghreb (accords de l’UMA, 1989) et, plus récemment, par l’exemption de visas pour les ressortissant∙es de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Anciennes ou émergentes, intra-maghrébines ou interafricaines, ces mobilités reproductives transnationales sont à mettre en relation, entre autres, avec la diffusion des technologies d’AMP, la démocratisation des voyages aériens et les politiques menées par les cliniques privées et les agences de tourisme médical tunisiennes. Bien que les politiques du secteur médical privé tunisien ne soient pas directement soutenues par l’État, les autorités locales laissent quand même une grande liberté de manœuvre à ces acteurs. Tout autant ignorées, d’autres mobilités reproductives transnationales en provenance de l’Europe existent. Elles sont constituées par des couples infertiles, principalement d’origine tunisienne ou maghrébine, qui profitent de leur séjour en Tunisie pendant leurs vacances d’été pour s’adresser à des centres d’AMP (Wenger, à paraître).
Le recours à l’AMP : entre stigmatisation et normes genrées
15L’impossibilité de concevoir des enfants est considérée dans beaucoup de contextes socioculturels comme une honte, une atteinte à l’identité familiale et sociale et un motif de discrimination (Inhorn et Van Balen 2002). En Tunisie, en Algérie (Ben Abed, à paraître), mais également dans d’autres contextes nationaux en Afrique et ailleurs (Bonnet et Duchesne, 2016 ; Rozée et Unisa, 2016) les femmes portent, dans la plupart des cas, le fardeau de l’absence d’enfant face à la société. À ce propos, une gynécologue tunisienne interrogée expliquait ainsi la situation :
Les femmes tendent toujours à porter la responsabilité de la procréation et donc aussi de l’infertilité. Elles se considèrent toujours comme coupables : si elles ont des menstruations un peu irrégulières ou un myome de 2 mm, elles se pensent comme responsables du problème, alors qu’elles ne le sont pas. Souvent elles viennent seules, car le mari refuse de se présenter à la clinique. Plusieurs maris refusent de faire les examens. Il y a aussi des couples qui renoncent à la PMA si le mari est celui qui a le problème (Tunis, 23 janvier 2019).
16Les femmes sont donc les plus frappées par les conséquences de l’infertilité et peuvent devenir la cible de l’opprobre familial et social, se retrouver seules après un divorce motivé pas leur incapacité de mettre au monde des enfants (Inhorn, 1996), mais aussi perdre leur identité de femmes qui coïncide avec la maternité (Inhorn et Van Balen, 2002). Surtout si les femmes sont pauvres et dépourvues d’un capital social et culturel, leur seule ressource est leur capacité procréative. En perdant celle-ci, elles perdent leur valeur sociale (Pilcher, 2006). Pour les hommes, l’infertilité est également à l’origine de graves conséquences personnelles et sociales : ils risquent de perdre leur virilité qui est d’habitude associée à la fertilité, mettant en danger leur identité masculine (Inhorn, 2012). Les stigmatisations sociales associent l’infertilité à l’impuissance sexuelle menaçant le statut des hommes qui sont dans l’incapacité de procréer.
17Les nouvelles technologies biomédicales permettant d’identifier les causes de l’infertilité d’un couple risquent ainsi de remettre en question l’attribution systématique de la responsabilité féminine si les enfants n’arrivent pas. Dans le cas de l’Inde, des études décrivent comment beaucoup d’hommes continuent à ignorer ou à feindre d’ignorer qu’ils peuvent être à l’origine de l’infertilité du couple (Rozée et Unisa, 2016). Des recherches sur l’infertilité masculine et la perception que les hommes en ont dans les pays arabes ont été menées par Marcia Inhorn (par ex., 2002 ; 2004b, 2007). En étudiant le recours à l’AMP en Égypte (2003), au Liban (2012) et à Dubaï (2015), l’anthropologue nord-américaine a montré qu’il existe des masculinités qu’elle qualifie d’ « émergentes » qui s’éloignent des stéréotypes sur les hommes « Middle Eastern Style » et indiquent de nouveaux modèles de liens conjugaux. Inhorn pense également que les hommes dans les pays arabes acceptent de plus en plus leur infertilité et s’efforcent à sortir du silence, un phénomène qu’elle considère mener vers un processus de « normalisation » de l’infertilité masculine (Inhorn, 2012).
18Au regard de la région maghrébine, les témoignages que nous avons collectés en Tunisie et que Aïcha Ben Abed a collectés en Algérie semblent toutefois aller à l’encontre des affirmations d’Inhorn. Nos recherches démontrent la persistance de certaines normes qui s’inscrivent dans un régime de genre plus ancien dans lequel les femmes sont les seules responsables de la procréation et les hommes n’assument pas leur infertilité en public et parfois même dans l’intimité d’une consultation médicale. Le débat sur le potentiel émancipateur des technologies d’AMP ou au contraire leur capacité à perpétuer des normes sociales inégalitaires reste ouvert. On pourrait, par exemple, se demander si l’acharnement que beaucoup de femmes décrites dans la littérature montrent dans le recours à l’AMP, et leur monopole des plateformes numériques où les internautes échangent des témoignages sur leur désir d’enfant, ne sont pas en soi significatifs de normes sociales inégalitaires qui continuent à dominer la procréation dans les pays du Maghreb comme ailleurs (Bonnet et Duchesne, 2014, 2016 ; Benayache, 2019).
Invisibilisation et intimité dans les itinéraires reproductifs vers la Tunisie
19Selon Laplantine (2020), la nature émotionnelle de la santé nous invite à repenser les stratégies médicales transnationales au travers du prisme de l’intime. Dans le contexte de l’AMP, l’intime se définit à la fois à travers les relations au sein du couple, des rapports avec la famille et les proches ; et d’autre part, dans la relation thérapeutique avec le personnel médical. Ces relations apparaissent au cœur de ce qui définit l’intime dans la mesure où « elles donnent forme à la perception que les individus ont d’eux-mêmes, à leurs sentiments, à leurs attachements et à leurs identifications » (Sehlikoglu et Zengin, 2015, p. 22). En ce qui concerne la relation thérapeutique avec le personnel médical, l’intimité du couple se retrouve au cœur des préoccupations avec l’examen de leurs organes sexuels, les analyses de leurs performances corporelles, la remise en question et même l’organisation de leur sexualité. Perçue comme « délicate » et « taboue » du fait de son imbrication aux enjeux de l’intime, la médecine de la reproduction donne à l’affect et aux émotions une centralité qu’il est important de souligner. La littérature florissante sur les mobilités reproductives transnationales démontre le lien intrinsèque entre ces dernières et l’affect qui se révèle comme une dimension déterminante dans les stratégies développées par les patient∙es cherchant à se faire soigner à l’étranger (Inhorn et Gürtin, 2011 ; Inhorn, Shrivastav et Patrizio, 2012 ; Bonnet et Duchesne, 2016 ; Gerrits, 2018). Le respect (ou non) de l’intimité dans le parcours thérapeutique joue un rôle majeur dans la confiance des patient·es à l’égard de l’offre médicale et sur leurs perceptions quant à leur qualité. La compréhension de l’émergence de paysages reproductifs ne peut se faire sans une lecture des relations intimes entre les couples infertiles et les actrices et les acteurs mentionné·es ci-dessus : famille, proches et professionnel∙es de santé. S’il existe une littérature scientifique bien développée sur les émotions et le sensible en anthropologie et dans d’autres disciplines (géographie, sociologie, etc.), la dimension semble être sous-étudiée pour les mobilités transnationales pour des raisons de santé, souvent analysées sous le seul angle du « tourisme médical » (Ormond, 2016). Dans ce sens, les termes de « tourisme médical » ou de « tourisme reproductif » apparaissent en total décalage avec les réalités observées lors de nos terrains d’enquêtes. Le caractère récréatif du voyage reproductif n’est absolument jamais mentionné alors que la souffrance, bien que difficile à exprimer, s’est retrouvée au cœur des récits des couples rencontrés.
20Dans une des cliniques de fertilité, l’architecture du centre a été pensée précisément pour répondre au besoin d’intimité (rester à l’abri des regards) et d’anonymat (garder le secret) recherché par les couples. Comme évoqué auparavant, l’intimité permet de définir un espace secret et privé qui évite aux individus d’être exposés aux sanctions du groupe, dans ce cas, la honte et l’opprobre social. La zone d’attente est composée de petites salles privatives, dénommées « box », séparées les unes des autres et pouvant contenir quatre personnes assises. Les petites salles d’attente ont des portes, que les couples peuvent choisir de fermer afin de préserver davantage leur intimité. Cependant, en période de forte affluence, les couples doivent se mélanger dans les salles d’attente et parfois patienter debout jusque dans les couloirs du centre de fertilité. Il est intéressant de noter que ces salles d’attente quasi privatives, conformes au désir de discrétion et d’anonymat voulu, répondent aussi bien à des contextes socio-culturels locaux qu’à des stratégies commerciales visant à rassurer la patientèle sur la préservation de leur intimité. Ces salles d’attente soucieuses de l’intimité sont en outre en décalage avec la « survisibilisation » du centre de fertilité et de ces activités. D’abord, le centre de fertilité se situe sur une des principales artères du Grand Tunis avec un logo transformé en néon rose géant qu’on ne peut ignorer. À cela s’ajoutent toutes les campagnes publicitaires pour promouvoir le centre d’AMP sur les réseaux sociaux des pays d’origine des couples répondant bel et bien à des stratégies entrepreneuriales d’expansion.
Les enjeux de l’intime, liés au secret et au besoin de discrétion, se retrouvent très souvent au cœur du récit des voyages reproductifs des couples infertiles maghrébins. Le cas d’une patiente algérienne rencontrée dans la salle de consultation de la sage-femme d’un centre de fertilité est emblématique. Tandis que son mari patientait dans une des salles d’attente privatives, cette trentenaire originaire de Constantine appartenant à une classe sociale moyenne attendait un diagnostic sur le nombre de follicules ovariens7 viables pour poursuivre son traitement. Elle explique ainsi le choix de ce centre d’AMP : « J’ai cherché le “labo” pas le médecin, j’ai entendu parler de “X”8 […]. J’ai vu une vidéo de “X”, j’ai vu que c’était ouvert depuis 1988, l’historique, etc., et j’ai pensé : pourquoi pas ? » (12 février 2019, Tunis). Au-delà de son pouvoir d’agir attesté par le fait qu’elle se documente par ses propres moyens, son récit et ses motivations pour recourir à l’AMP à l’étranger témoignent d’un itinéraire reproductif marqué par des processus d’invisibilisation. À la suite d’une première tentative échouée de FIV effectuée à Constantine, elle raconte :
La première fois, je l’avais dit à une amie, à la famille, etc. […] mon mari est délégué médical, j’ai dit qu’on partait en vacances ! Je ne le dis pas à ma mère, si je lui dis pour les piqûres9, elle va pleurer. Elle va dire : « tout le monde a des enfants naturellement ». Elle m’appelle tous les jours, mais je ne lui dis pas […]. Mes amies, je ne le dis pas. Elles sont toutes tombées enceintes et moi, après le premier essai, je ne le dis plus. Je ne veux pas de pitié (12 février 2019, Tunis).
22Cet échange permet de se rendre compte de la pression perçue ou exercée par l’entourage de la patiente et les sentiments qui y sont associés, la jeune femme algérienne se confiait pour la première fois sur le motif réel de son séjour en Tunisie.
Parmi les couples originaires des pays du sud du Sahara, les patientes de confession musulmane rencontrées (Mali, Sénégal) partagent des récits similaires où l’expérience du voyage reproductif en Tunisie se fait dans la plus grande discrétion. Une patiente malienne originaire de Bamako, arrivée à 4 heures du matin le jour même et prévoyant de rester cinq semaines pour son traitement, raconte en avoir parlé à sa mère, mais pas aux amies. Mariée depuis 2017, son mari souffre d’asthénozoospermie10 et elle n’arrive pas à tomber enceinte. Dans son cas, comme dans celui de beaucoup d’autres couples au Maghreb et en Afrique subsaharienne, il est rare qu’une femme demande le divorce à cause de l’infertilité de son mari alors que les hommes le font beaucoup plus souvent sous la pression de la famille, car les conséquences sociales et économiques seraient graves pour l’épouse (Inhorn, 2012).
24Ce n’est pas la première fois que cette patiente malienne vient en Tunisie : elle a déjà effectué plusieurs tentatives de fécondation in vitro dans un autre centre de fertilité qu’ « une amie algérienne rencontrée sur un forum de discussions lui avait conseillé » (16 janvier 2020, Tunis). Puis, une autre amie a réussi à tomber enceinte dans ce centre d’AMP ce qui a motivé le choix de cette clinique pour ce troisième essai. Elle séjourne chez une « logeuse », une étudiante malienne qui met à disposition trois chambres à louer, ce qui lui permet de retrouver d’autres Maliennes venues pour suivre des traitements d’AMP en Tunisie. En attendant l’arrivée du mari et d’aller à l’hôtel, elle amortit les coûts du séjour en louant une chambre et, paradoxalement, se réjouit de ne pas se retrouver seule et de pouvoir échanger. Pendant les consultations, et parce que les patientes disent parfois qu’elles vont en Tunisie pour suivre un traitement sans préciser de quoi il s’agit, la sage-femme prend soin de ne pas mentionner le réel motif du séjour dans la clinique sur le justificatif médical donné aux patient∙es.
Quête d’affect et d’ « intimité culturelle » dans les mobilités reproductives des diasporas
25Longtemps sous-étudiées par le champ des études sur les mobilités médicales transnationales, les mobilités médicales des diasporas ont connu un intérêt croissant. Contrairement au cadre conceptuel du tourisme médical, proposant une lecture des mobilités médicales comme répondant principalement à une rationalité économique (offre de soins médicaux plus compétitive dans les destinations de tourisme médical), les recherches sur les mobilités médicales des diasporas ont souvent mis en avant le caractère affectif de ces pratiques renvoyant aux dimensions émotionnelles de la santé (Horton and Cole, 2011 ; Mathijsen, 2019). Pour ces auteurs, il s’agit d’une recherche de soins médicaux dans un environnement considéré comme « familier » et porteur d’un sens affectif. Les patient∙es ne sont pas seulement à la recherche de soins médicaux « efficaces et productifs, mais aussi affectifs et culturellement confortables » (Lee et al., 2010, p. 110). Ce sentiment de confort ressenti par les patient∙es rendent ainsi leur expérience médicale « émotionnellement thérapeutique » (ibid, p. 114). Le système de santé dans le contexte du pays d’origine n’est donc pas seulement thérapeutique par les traitements médicaux qu’il propose, mais aussi, ou surtout, par sa dimension émotionnelle à travers la confiance des patient∙es dans la « culture médicale » (Ormond, 2013). Dans cette même perspective on peut penser la notion de « thérapeutique » comme « une aspiration, une potentialité […] une orientation vers l’avenir, un avenir empreint d’espoir et donc d’une texture affective/émotionnelle » (Kaspar et al., 2019, p. 4). Dans son étude sur les retours des couples égyptiens pour l’AMP dans leur pays d’origine pendant les périodes de vacances, Inhorn (2011) observait déjà que ces couples privilégiaient le confort d’un parcours reproductif dans un environnement familier et dans un climat de confiance dans les compétences médicales.
26En Tunisie, le recours aux soins médicaux de ces couples (principalement pendant la période estivale) est favorisé par la forte proximité de la diaspora tunisienne qui réside en Europe et dans les pays du Golfe. C’est le cas de Amir (38 ans) et Leila (39 ans) qui habitent en Arabie Saoudite, à Al Bahah depuis plus de cinq ans et travaillent tous deux dans le secteur de l’informatique. Lorsque, en juillet 2021, Carole les rencontre dans une chambre de la clinique à Tunis, ils viennent d’effectuer une ponction d’ovocytes qui seront conservés jusqu’à leur prochain passage où le transfert d’embryons sera effectué. Dans la chambre, il y a leur fille d’un an qu’ils ont eue grâce à une FIV dans la même clinique en 2019. Pendant que Carole parle avec le couple, l’infirmière passe dans la chambre et se propose pour emmener la petite faire un tour dans les couloirs. Elle passe sa main dans les cheveux de Leila et lui dit en dialecte tunisien « t’inquiète pas ma chérie, tu te reposes un peu, je vais m’occuper d’elle ». Lorsque la porte se referme Leila faisant suite à la conversation sur leur expérience de l’AMP à Tunis explique : « tu vois ça par exemple, tu ne peux pas avoir ce contact avec les gens dans un hôpital ailleurs qu’en Tunisie ». Ce geste et ces mots bienveillants illustrent l’expérience affective recherchée par ce couple. Si leur petite fille est avec eux à l’hôpital, c’est parce que Leïla et Amir sont venus de Sfax en prétextant à la famille qu’ils allaient rendre visite à des amis. D’un côté comme de l’autre, ils n’ont pas partagé leur expérience avec leurs proches qui « ne seraient d’aucune aide » (Leila). Ils expliquent également ce silence de peur que « les gens racontent n’importe quoi » (Amir) et de ne pas être cru et entendu par les familles et leur entourage. Selon Amir, ce sont des sujets qui peuvent pousser les familles à faire pression pour des divorces, mais aussi à se comporter de façon hostile vis-à-vis du conjoint :
Pour la famille et dans la culture traditionnelle si on veut, c’est plus grave si le problème il vient du mari, ça veut dire que l’homme il manque de masculinité ou quelque chose comme ça. Chez la femme, c’est mieux accepté, mais on lui met tout le fardeau sur elle. Donc même si on leur dit que c’est aussi un problème de mon côté, ils vont dire que je dis ça pour protéger ma femme. Ils vont répéter que c’est de sa faute (Amir, juillet 2021, Tunis).
27Pourquoi alors risquer de revenir en Tunisie alors qu’une intervention en Arabie Saoudite leur permettrait de facilement préserver leur intimité ? Si la tentative de maintenir le secret autour de leur parcours les a en effet poussés à consulter à Tunis plutôt qu’à Sfax, l’instabilité de leur situation professionnelle et de leur permis de séjour en Arabie Saoudite ainsi que leurs attaches avec le pays d’origine les ont ramenés en Tunisie. Comme explicité par Amir :
Au final nous on est dépendant de nos contrats de travail. C’est des contrats d’un an en un an, on ne peut pas savoir vraiment si on va pouvoir rester. Le problème c’est que si on congèle en Arabie Saoudite […], comment on va repartir avec ? Ce n’est pas possible […] Ici on a tout, nos familles, nos attaches et on pourra toujours revenir en Tunisie […] C’est notre pays c’est tout, est-ce que vous choisissez votre mère ? (Amir, juillet 2021, Tunis).
28Dans le discours de Amir, l’association de la Tunisie à la maternité comme image d’un « nid » est représentative de la dimension émotionnelle de la santé et de la subjectivité qui oriente les itinéraires reproductifs de ces couples de TRE. Le stigmate autour de l’AMP réduit alors les couples au silence et invisibilise des parcours thérapeutiques marqués par de nombreux doutes et déceptions sans pour autant pouvoir exprimer ces souffrances en dehors de l’intimité du couple. Cette invisibilisation, à la fois subie et recherchée, est prise en compte par les professionnel·les de santé qui l’assimilent à leur pratique. Comme affirmé par un médecin : « on sait qu’on a un rôle important à jouer sur le plan psychologique. L’AMP peut être une expérience très éprouvante mentalement et le poids de la famille et la pression à avoir un enfant ajoute encore de la difficulté pour eux. On doit être particulièrement à l’écoute » (gynécologue-obstétricien, Tunis, juillet 2021).
29L’écoute des professionnel∙les en Tunisie a souvent été valorisée par les couples de TRE, mettant en évidence d’autres formes d’invisibilisation dans les itinéraires reproductifs transnationaux, mais également d’autres formes d’intimité. Ces intimités relèvent de « l’intimité culturelle » (Herzfeld, 2007), un terme qui désigne une perspective non officielle sur le monde que les membres d’une communauté nationale partagent et dont sont exclus les individus qui n’en font pas partie. Fahd et Sofia, tous deux d’origine tunisienne et résidents en Allemagne ont d’abord pris contact par téléphone avec le gynécologue à Tunis et ont entamé leur prise en charge par téléconsultation. Suite aux échecs des FIV qu’ils ont effectuées en Allemagne, leur gynécologue les avait orientés vers le don d’ovocyte, une option inenvisageable pour eux. Démunis face au manque d’alternatives proposées, ils se sont tournés vers la Tunisie. Sofia explique :
Tu sentais que le médecin, pour lui il ne pouvait pas comprendre notre refus du don. Malgré le fait que nous ne voulions pas avoir recours au don, il n’a pas essayé de nous proposer des alternatives. En gros, c’était notre problème si on ne voulait pas et puis voilà. Alors qu’ici, le médecin il comprend pourquoi tu ne peux pas faire ça, même pour lui, c’est interdit et il sait aussi pourquoi dans une famille tunisienne avoir des enfants c’est… encore plus important qu’en Europe par exemple (Sofia, 38 ans, août 2021, Tunis).
30Pour Fahd et Sofia, l’absence de prise en compte de leurs préférences religieuses et l’absence d’alternatives médicales en Allemagne sont ressenties comme un manque de considération, une exclusion. C’est la recherche d’ « intimité culturelle » (ibid) qui les a incités à rentrer en Tunisie, là où les médecins sont, selon eux, plus à même de comprendre et de répondre à leurs besoins.
Intimité virtuelle : les nouveaux espaces de soins ?
31Dans le domaine de la santé en général comme dans celui de l’infertilité en particulier, internet est devenu une source d’informations importantes pour les patient∙es (Fox et Fallows, 2003 ; Spink et al., 2004) permettant d’échanger sur les centres de fertilité, se renseigner sur leur réputation et leur taux de réussite ainsi que sur la réputation des gynécologues. En ce qui concerne les centres de fertilité, internet est un outil incontournable pour communiquer sur leurs services et en faire la publicité (témoignages de réussite) (Shenfield et al., 2010 ; Hudson et Culley, 2011). Ils constituent en ce sens, des espaces de rencontre pour la communauté virtuelle de patient∙es et de fournisseurs de soins médicaux et font partie intégrante des pratiques de santé. Les forums de discussions, les blogs, les pages Facebook constituent des espaces communautaires où les acteurs et actrices partagent leurs conseils et parcours personnels, échangent sur les traitements et offrent leur soutien (Inhorn et Gürtin, 2011 ; Simonnot, 2016 ; Simon, 2016). Composées d’utilisateurs réguliers (Akrich et Médael, 2009), ces communautés virtuelles animent des fils de discussion donnant lieu à la construction de socialités au sein de ces espaces numériques. Étudier ces espaces virtuels est alors indispensable à la compréhension des comportements en matière de pratiques de santé. À cet égard, des études innovantes examinent les forums de discussion et les blogs de patient∙es (Bell, 2010 ; Simon, 2016 ; Simonnot, 2016). Les espaces virtuels permettent en outre de préserver l’intimité et l’anonymat puisque les internautes touché∙es par l’infertilité peuvent échanger sur leurs expériences et exprimer leurs souffrances sans peur d’être stigmatisé∙es. Il est important de souligner deux aspects à propos de ces espaces qui se veulent accessibles et démocratiques. Il s’agit d’espaces genrés dans la mesure où il n’y a presque que des femmes qui les utilisent ; ils obéissent à des logiques de classe parce qu’il faut avoir un niveau d’instruction suffisant pour pouvoir écrire et une condition économique permettant aux individus de disposer d’un ordinateur et de l’accès à internet. Il n’y a donc que certains groupes au sein des divers pays africains qui ont la possibilité de communiquer sur les réseaux sociaux, les blogs et les pages Facebook.
32Ces « nouveaux » espaces apparaissent néanmoins pertinents pour étudier les stratégies de santé transnationales et comprendre les logiques des mobilités d’une partie des couples infertiles. Dans des contextes de forte stigmatisation de l’infertilité, comme au Maghreb ou en Afrique de l’Ouest, les espaces virtuels et l’existence de ces communautés en ligne revêtent un rôle prépondérant (Simonnot, 2016). D’un point de vue de la recherche, ces terrains d’enquêtes en ligne offrent une voie d’accès à des populations d’études qu’il serait délicat d’atteindre autrement (Inhorn et Gürtin, 2011). En Tunisie des groupes Facebook tels que « FIV et insémination en Tunisie l’espoir est là » rassemblent plus de 40 000 abonnées, exclusivement des femmes, qui échangent quotidiennement prières, craintes, bonnes et mauvaises nouvelles. Les abonnées y partagent également leurs résultats d’analyses (en barrant leurs noms des fichiers médicaux), des noms de spécialistes et conseils sur les démarches à suivre. Elles mettent en lumière les longues errances thérapeutiques et l’isolement dans lequel certains couples sont plongés et se présentent comme des lieux d’exutoires et de recherche de soutien. Les publications Facebook laissent apparaître la détresse et la souffrance ressentie par beaucoup de couples comme le message suivant en atteste :
Je te parlerai, mon petit, de la maison froide, du matin triste, du câlin vide, des plats manquants sur la table, de la longue attente et des larmes qui montaient aux yeux. Tu viendras, et là il n’y aura plus jamais un matin triste, si Dieu le veut. Priez pour moi pour que Dieu me bénisse (Asma, de Tunisie publication sur la page « Facebook FIV et insémination en Tunisie l’espoir est là », 13 décembre 2022).
33Au-delà des blogs, pages Facebook et forums de discussion, la téléconsultation se présente comme un autre espace virtuel de ces pratiques médicales transnationales, jouant le rôle de pont entre les différents lieux. Pour beaucoup de couples venant de l’étranger, il est fréquent qu’une partie du suivi médical se fasse depuis le pays de résidence, par téléconsultation. Les professionnel∙les de santé orientent alors les couples à distance (via email, via WhatsApp, par téléphone ou sur des plateformes de vidéos communication) qui effectuent une partie de leurs analyses médicales dans leur pays de résidence avant de planifier leur voyage en Tunisie.
Conclusion
34Tissés et articulés par les couples infertiles maghrébins et ouest-africains rencontrés dans les centres d’AMP privés tunisiens, les paysages reproductifs transnationaux analysés offrent une perspective originale pour aborder les enjeux de l’intime au Maghreb. Les itinéraires reproductifs empruntés invitent à décentrer le regard et à se focaliser sur d’autres types d’espaces de circulations depuis le Maghreb jusqu’à la rive sud du Sahara et même au-delà (pays européens et du Golfe où sont installés les TRE), à spatialiser les récits de couples en mouvement tout en se saisissant des transformations sociales mondialisées qu’elles caractérisent (biomobilités, bioéconomies, biotechnologies) et à appréhender le caractère sensible de ces récits qui portent une très forte charge émotionnelle. La matérialité des itinéraires reproductifs déployés (structures médicales, technologies, moyens de transports et de communications, etc.) s’entremêle à d’autres aspects immatériels intimement liés à la dimension affective du désir de procréer et à la souffrance morale et sociale face à son impossibilité.
35Dans cet article, la notion d’intimité est examinée au prisme du recours à l’AMP et apporte de nouveaux cadres d’analyse sur les rapports au sein du couple ainsi que sur les relations existentielles avec la famille, l’entourage, le personnel médical et la société en général. Les enjeux liés au corps, à la physiologie et à la sexualité montrent comment l’intimité des couples infertiles est mise à nu durant le parcours d’AMP. L’affect se retrouve au cœur des récits collectés, les couples interrogés expriment des émotions souvent difficiles à partager avec leur entourage (la honte, l’impuissance, la souffrance, le désespoir, la solitude, etc.). Ces sentiments conjugués à la crainte de la stigmatisation sociale causent l’invisibilisation des trajectoires transnationales des personnes désirant des enfants et le maintien du secret autour de l’expérience vécue. L’ensemble de ces éléments contribuent ainsi à entretenir les normes sociales qui condamnent les individus infertiles à la honte de ne pas pouvoir mettre au monde un enfant et au silence sur leur recours à l’AMP.
36L’accès à l’espace numérique et la possibilité d’échanger de manière anonymisée sur ses expériences reproductives semblent ouvrir un nouvel horizon de légitimité pour parler d’infertilité. Toutefois, cet espace, comme les services d’AMP, reste souvent accessible seulement à une minorité jouissant d’un statut économique suffisamment élevé. En outre, l’espace numérique réservé à la question de l’AMP est presque exclusivement féminin, témoignant de la nature genrée du fardeau social de l’infertilité. En conclusion, nos recherches ouvrent des chantiers concernant les nouvelles mobilités transnationales en santé reproductive de l’Afrique subsaharienne vers le Maghreb et entre pays maghrébins ainsi que leurs implications morales, sociales, familiales et émotionnelles. L’usage des espaces virtuels par les internautes qui ont des troubles de la fertilité et qui ont recours à l’AMP au Maghreb est aussi un nouveau terrain qu’il serait intéressant d’explorer davantage afin d’examiner quelles normes et valeurs y sont produites et/ou perpétuées.
Source https://journals.openedition.org/anneemaghreb/11589
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